mercredi 21 décembre 2011

Journal d’un déchu


9h30 : Encore une mauvaise nuit de sommeil. J’essaye tant bien que mal de me lever, mais je ne réussis qu’à soulever péniblement ma tête. Mon corps endolori semble se rebeller contre ma volonté, décidément je ne m’habituerai jamais à leur satanée literie.

Je tente de sonner les domestiques indonésiens puis je renonce. Je ne peux plus supporter leur visage impassible et leur sourire stupide en plus je suis sûr qu’ils se moquent de moi derrière mon dos ces enfants de putain.

10h15 : Je décide enfin de me lever encore une journée sans intérêt à passer. Je fais ma toilette en vitesse et je sors sur le balcon. L’air ici est toujours sec aucune trace d’humidité. Ces fils de pute de jardiniers n’ont pas mis l’arrosage automatique en marche comme je leur avais demandé. Ils vont voir de quel bois je me chauffe.

Avant à Sidi Dhrif quand je sortais sur le balcon je pouvais contempler Tunis étendue sous mes pieds conquise et docile. Quel paysage enchanteur, quelle beauté fascinante. Parfois il m’arrivait de me lever aux premières lueurs de l’aube pour admirer le spectacle de la ville endormie. Toutes ces maisons qui sommeillaient paisiblement m’appartenaient. D’un seul petit geste je pouvais avoir droit de vie ou de mort sur leurs occupants. Une seule de mes paroles suffisait pour changer le cours d’une existence en bien ou en mal. Le destin était comme de la pâte à modeler entre mes mains. Bon dieu quel pouvoir, quelle puissance. Mais voilà tout est fini on dirait même que cela n’a jamais existé, un rêve éveillé, une pure chimère. Mais qu’est-ce je raconte ? Cela a bel et bien existé je les ai baisés en long et en large pendant 23 ans. Tous ces fils de bonne famille et ces technocrates surdiplômés, ils se sont battus comme des chiffonniers pour avoir le privilège de lécher mes couilles. Ils auraient tué père et mère pour entendre un mot de bénédiction lancé au détour d’une conservation. Cela personne ne me l’enlèvera. Ils peuvent me traîner dans la fange autant qu’ils veulent rien ne pourra effacer l’infamie avec laquelle ils se sont couverts en s’attachant à mon service.

11h30 : J’allume la télévision mais je l’éteins très vite. Toujours les mêmes nouvelles déprimantes. Ce qui est sûr c’est que ma chute a secoué toute la fourmilière. Je les ai tous entraînés avec moi de ce psychopathe de Kadhafi à cette loque momifiée de Moubarak. Les premiers jours d’exil ils m’ont traité comme un pestiféré me faisant sentir que je n’appartenais plus à leur petit cercle fermé. Rien qu’en entendant leur voix je pouvais deviner ce qu’ils pensaient de moi : il est fini le Ben Ali, il n’a pas su garder son trône qu’elle mauviette celui là. Mais voilà rira bien qui rira le dernier. Le fou ils l’on battu jusqu’à la mort comme un vulgaire chien errant et l’autre ils l’ont exhibé dans une cage avec ses deux fils quelle honte.

14h10 : Dès que je mange, ce maudit mal de ventre me reprend. C’est sans doute à cause de leurs épices de merde. Qu’est ce que je donnerais pour avoir une vraie Tastira à l’ancienne. Quand je pense que ces salauds veulent vendre mes châteaux, ceux-là mêmes que j’ai bâtis avec la sueur de mon front quel peuple d’ingrats. Mais ils ne paient rien pour attendre. Un jour ils me regretteront.

Mon dieu pour quoi ils sont si haineux qu’est-ce que je leur ai fait à ces ignorants pour qu’ils me détestent autant ? Toute ma vie j’ai œuvré pour leur bien, pour un pays ouvert et une économie florissante. Ils disent que moi et ma famille on a volé les caisses de l’Etat en réalité on n’a fait qu’investir. D’ailleurs si ce n’était pas nous il y aurait eu quelqu’un d’autre. Les beys et les proches de Bourguiba eux aussi faisaient des affaires pourquoi c’est seulement à moi et à ma famille qu’on reproche cela alors qu’on n’a fait que perpétuer une tradition ancestrale.

Ils disent que j’ai favorisé les membres de ma famille mais si je ne l’avais pas fait qui l’aurait fait ? Même leurs nouveaux maîtres semblent vouloir faire la même chose. En Tunisie le plus petit fonctionnaire use du pouvoir dont il dispose pour favoriser sa progéniture et ses proches et ces merdeux me parlent à moi de népotisme qu’ils aillent se faire foutre tous si c’était à refaire je ne changerais rien absolument rien.

15h20 : Il y a trop de lumière dans ce pays. J’ai beau leur demander de fermer les stores personne ne m’écoute c’est sûrement l’autre qui leur dit de m’ignorer.

La Tunisie ne me manque pas je suis bien ici je n’ai besoin de personne. Si j’avais voulu j’aurais pu commettre un massacre à la 78 et rester en place mais je ne suis pas comme les autres moi. Oui ils me regretteront, l’histoire jugera. Peut-être qu’il y a eu des erreurs mais ce n’est pas ma faute c’est celle de tous ces larbins obséquieux qui me cachaient sournoisement la vérité. C’est sa faute à elle qu’elle aille au diable avec sa famille de merde.

Ils me regretteront ces traîtres tous autant qu’ils sont. J’en suis sûr peut-être même qu’ils me regrettent déjà au fond d’eux-mêmes oui sûrement.

3 commentaires:

Samia Lamine a dit…

Non, nous ne regrettons pas car quoiqu'il arrive de mauvais dans notre pays ne sera certainement pas pire que ce que nous avons vécu pendant 23 ans. Et puis le peuple est là aguets de quiconque qui chercherait à confisquer ses droits et biens.نحن بالمرصاد.

Je félicite l'auteur de ce texte pour avoir bien su exprimer les profondes pensées du "je" au point qu'on aurait cru que c'est lui le narrateur Zaba.

Feuilly a dit…

Absolument, pendant quelques lignes on s'y laisse prendre, puis on devine...

Ecrits-anonymes a dit…

@Samia Lamine
Merci de votre passage. Pour ce qui est de la probable vigilance populaire je ne partage pas votre optimisme. Malheureusement l'histoire nous enseigne que les dictatures ont toujours été consolidées par le peuple.